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"Des goûts et des couleurs on ne discute pas... et pourtant on ne fait que ça !" (Nietzsche)


jeudi 18 septembre 2014

[Essai] Après la réplique d'Aaron James aux connards

Florian Cova nous explique sur nonfiction.fr qu'est-ce qu'un connard selon Aaron James (Assholes : A Theory). Et c'est une bien belle tentative de définition que nous livre celui-ci :
1) le connard s'octroie certains avantages que les autres n'ont pas,
2) tout en pensant que cela lui est dû et qu'il est dans son bon droit, et
3) le sentiment d'être dans son bon droit le rend imperméable aux plaintes de ses victimes.
Alors on prend un objet, on dessine les traits qui circonscrive cet objet dans son usage courant, et nous voici avec une bien belle définition.
Pourquoi pas.
Mais quelque chose me dérange. L'impression que ce n'est pas en phase avec ce qu'il faut décrire.
Pour le connard, si l'on veut le définir le plus empiriquement possible, ne faut-il pas le prendre sur le lieu de son apparition, dans son apparition, plutôt que comme objet déjà constitué et sur un mode de traitement quasi juridique ?

Ce traitement juridique d'une personne envers qui les arguments juridiques ne fonctionnent pas, puisque l'on ne peut pas se plaindre, n'est pas innocent : avant d'être un exercice de pop philosophie, c'est d'abord une réplique, en déplaçant le terrain sur lequel le juridique s'explique.
Il ne s'agit donc en premier lieu d'une connaissance développée du connard, mais du déploiement d'un dispositif juridique, pour ne plus se faire avoir par les connards.
Ceci dit, Aaron James semble dans les chapitres s'en tenir aux implications de sa définition. S'il a une définition, autant l'appliquer à des cas concrets, ou à des cas induits d'après ses propres représentations, ses propres haines : puisqu'il peut maintenant juger, autant s'en donner à cœur joie.
Une réplique en situation, plutôt que de loin à travers un bouquin, serait peut-être plus utile, sorte de philo-pratique, de self-philo-défense.
En ce sens, ce bouquin montre que la pop-philosophie peut permettre d'agrandir le champ juridique pour porter des répliques, et qu'elle consiste bien plus en cela qu'à réfléchir philosophiquement sur des sujets 'poplol'.

Quant au connard lui-même, il me semble apparaître en situation, à la faveur d'une exclamation qui va, "mais quel connard !", "mais qu'est-ce que c'est que ce connard ?!" et "en voilà un, un beau connard !", stigmatiser quelqu'un à travers son comportement vis-à-vis de soi disposé par quelques médiations personnelles et collectives, par exemple la voiture du connard, celle du pas-connard, la route et son dispositif (à droite un croisement, à gauche un stop, à tel endroit un feu qui passe au orange, etc.), l'ensemble de la circulation et le code de la route.
Le connard existe-t-il en dehors de sa stigmatisation ? On peut définir le stigmate, mais si personne n'appelle les traders de Wall Street des connards, par exemple, et dans le cas contraire dans quelles situations le sont-ils, sont-ce des connards ?

Cette naturalisation ou objectalisation du connard me semble ne pas tout recueillir de l'élan de son apparition, qu'il y a plus que les trois points de sa définition.
Plus que l'apparition du connard, c'est le terme même de "connard" qui apparaît. Et cette apparition dans la bouche du locuteur, généralement seul témoin, puisque sans communication avec les autres conducteurs également isolés dans leur bagnole, ou sans succès d'écho et d'accord de la famille ou des clients du bar à l'interjection lancée en l'air devant un sujet du journal télévisé à propos de tel président - la création même du connard, donc, est déjà une réplique, une tentative de réplique.
Une réplique vouée à l'échec, sauf sur le plan du contentement personnel ou de l'entre-soi dans son monde qui implique tout moins le connard et ce qu'il implique, ce qui parfois fait déjà beaucoup, mais une réplique quand même.
Alors James peut s'en tenir au terme de "connard" lui-même, mais il tente une réplique fondée sur une réplique foireuse.
Pour le programme de pop-philosophie compris comme philo-pratique, c'est mal engagé. Ce n'est pas ce qu'il entend, remarquez, et c'est plus simple de s'en tenir à une version livresque, un peu drôle et, finalement, s'il en croit Florian Cova, vaguement ennuyeuse. On a l'impression d'avoir répondu aux connards, mais dans notre coin en lisant un bouquin, ou entre lecteurs dudit bouquin, ce qui ne fait que prolonger l'isolement de la bagnole au moment où un connard nous doublait soudainement sur la droite au moment même où nous allions accélérer les yeux encore un peu rêveur du déjà-souvenir de cette belle brune sur ce vélo qui s'est si habilement faufilé à droite et à gauche parmi les voitures attendant que le feu passe au vert.

Et ce n'est pas une connasse, elle.

Comme si elle avait payé son comportement par sa différence, car elle est à vélo, c'est une femme et le conducteur serait un homme, elle paraîtrait presque joyeuse aux yeux de cet homme qui sort fatigué du travail, et ainsi de suite, et par ce qu'elle a offert en échange de son comportement, au-delà de sa grâce, de ses courbes, de sa chevelure dans la légère bise générée par sa course et de ses jambes nues sous sa robe coincée avec une pièce de monnaie parce qu'une robe sur un vélo ce n'est quand même pas pratique, l'offrande involontaire d'une petite projection, d'une petite évasion, d'un attachement onirique.

Car même si elle s'était trouvée presque sur le point de doubler une voiture alors que le feu était passé au vert, et serait passée devant elle un poil de quart-de-seconde après que le conducteur aurait appuyé sur l'accélérateur puis sur le frein, et son suivant de même au point de le traiter de connard pendant que le premier conducteur aurait traité celui-ci de connard également, ce premier conducteur aurait fermé sa gueule, aurait gardé son ressentiment, voire lui aurait trouvé des excuses, à cette femme, surtout si elle s'était excusée avec un sourire gentil un peu gêné.

Ceci pour dire que le connard, lui, ne paye rien. Mais ce qui est une implication de la définition de James, n'est-il pas, en situation, une implication de l'absence de contrepartie, de cette politesse in fine de qui grille la priorité, ou l'avancée tout court ? Ne sont-ce pas cette différence et cet échange qui sont normaux, et cette femme à vélo n'est-elle pas moins pas une connasse en raison de cette différence et de cet échange que le connard est un connard en raison d'une absence de différence et d'échange ?

La conséquence est ce rapport à fouiller entre le locuteur exprimant le terme "connard" et la personne qualifiée de connard/connasse. James parle de privilèges que les autres n'ont pas, avec l'idée que le locuteur et le connard devraient avoir les mêmes privilèges, ou leur même absence, ou les mêmes droits, soit une égalité : ne faut-il pas être semblable, pour cela ? Au-delà d'un idéal d'égalité, une différence introduite ne sème-t-elle pas le doute à ce sujet, ne serait-ce qu'un quart de seconde, le temps que l'idéal se rétablisse de ce vent contraire ?

Le connard, point 2 de la définition, pense que ce privilège lui est dû et qu'il est dans son bon droit. Mon semblable a autant de droits que moi, mais quelqu'un qui est différent, que je perçois comme différent, et a fortiori quelqu'un de différent à qui j'accorde certains privilèges en raison de certaines contreparties, comme cette femme et le conducteur qui a regardé ses jambes, n'a pas les mêmes droits que moi, je ne lui reconnais pas les mêmes droits que moi, et c'est valable aussi en sens inverse.
Dans cette perspective, le connard, conçu par le locuteur comme son égal, le double, affirmant une différence là où le locuteur n'en voit pas, entérinant par là-même qu'il n'est pas un semblable.

Pour la plainte, on imagine avec la définition de James un conducteur sortir de son véhicule et rappeler le code de la route, ou le code de courtoisie sur la route, au connard qui lui a fait une queue de poisson, en le tançant verbalement avec moralité, ferme mais juste parce qu'il faut faire respecter la loi mais que quand même, on en est responsable et même représentant, on ne va pas non plus en venir aux poings.
Cette imagination mise de côté reste le locuteur qui dit "connard" dans la solitude de son habitacle véhiculé. Il n'y a pas de communication, et implique d'ailleurs James, pas de communication possible. Le connard ne peut communiquer avec moi parce qu'il ne m'a pas reconnu comme un interlocuteur, même pour un sourire de circonstance.

Faire apparaître dans telle situation le terme de "connard", qui n'avait rien demandé, pas plus que la situation, ne découle-t-il pas du ressentiment induit par le sentiment que ledit connard affirme être différent du locuteur, ne pas être un semblable, et n'a en plus rien à faire de le reconnaître ? Alors que le locuteur, lui, en bon bisounours du côté de la loi, ne demandait que ça, un semblable qui le reconnaisse.
Le terme de "connard" n'est-il pas l'expression de cette frustration, de ce ressentiment ?

Alors oui "si tout le faisait comme ça... " et "mais où va la démocratie", mais je ne suis pas sûr que la démocratie et le bien commun se construisent sur le ressentiment, je ne suis pas sûr, du moins, que ce soit souhaitable. Et répliquer aux connards sur cette base-là me paraît un peu dommage.

C'est un peu la beauté d'une ville, je trouve. Cette différence. Les gens sont différents, ils le savent et ils ont leurs manières de fonctionner. Chacun s'adapte à ce qu'il suit, et à ce que les autres suivent. On peut se projeter dans chacun, on peut suivre la vie de chacun, comme ce new-yorkais qui entend photographier chaque habitant de sa ville avec un petit mot sur son histoire, mais on sait que c'est une projection. Il y a du respect, là-dedans, et de la considération.
Et oui, le mec à vélo te double sur la droite un peu vite, mais regarde un camion de livraison stationne sur la piste cyclable et qu'est-ce que tu t'en fous, t'es au feu rouge. T'aurais pu accélérer à ce moment-là. Mais non, tu n'aurais pas pu accélérer, il l'a senti, et il l'a peut-être même vu, que le feu était rouge. Tu dis qu'il aurait pu rouler sur le trottoir. Mais non, pourquoi donc ? C'est chiant, le trottoir, ça prend du temps, et il y a les piétons, et tu aurais voulu qu'il mette plus en danger les piétons face à son vélo que lui-même face à ta voiture ? Détends-toi un peu, et ne fais pas semblant de te trouver des excuses quand tu te gares juste cinq secondes, deux minutes, oui cinq minutes, pas plus, sur une piste cyclable à contre-sens d'une voie unique ultra-fréquentée pour faire une course qui n'intéresse que toi, alors que tu traites tout le monde de connard quand ça t'arrange.

Ils sont pénibles, les gens qui traitent les autres de connards, de connasses. Ce ne sont pas des connards, ce sont juste des gens pénibles, ils rendent la vie pénible, ils gâchent quelque chose, ils gâchent le mouvement, ils gâchent la beauté des regards transversaux. Ils gâchent la beauté d'être eux-mêmes sans qu'un autre, un déjà préposé connard, on sent le truc venir, doive la reconnaître, leur existence, sans qu'eux-mêmes n'aient à s'en donner la peine, comptant pour cela sur le seul jeu des médiations personnelles et collectives, sans reconnaître le jeu du mouvement, sans l'aimer, le mouvement, et d'autant plus sans le vouloir.

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