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CPPPC est un blog de CRITIQUES (fragmentaire) DES PRODUITS, PRATIQUES & POLITIQUES CULTURELLES.

"Des goûts et des couleurs on ne discute pas... et pourtant on ne fait que ça !" (Nietzsche)


vendredi 29 octobre 2010

L'immersion machinique (à travers une lecture performance de Jean-Charles Massera)


La synchronie de notre corps avec les machines a transformé notre rapport au monde, faisant de ce rapport une immersion  spectaculaire.
Le spectacle comme coordination de notre corps, de notre esprit en prise sur un objet extérieur. Notre souffle, notre pensée, nos mains, nos yeux…
La machine qui répond immédiatement à nos sollicitations, et qui ne fonctionne que par elles, nous immerge dans un spectacle sans fin.
Dorénavant, un ordinateur un peu lent nous énerve. Avant, nous étions un peu ailleurs, tantôt dans l’ennui, tantôt dans l’amusement, nous étions spectateurs : un mouvement des choses devant nous, nous goûtions cette distance.
La machine synchrone et non-automatique rend nécessaire le spectacle immersif. Nous ne retrouvons une place de spectateur distancié que lorsque nous parvenons à automatiser nos gestes et notre attention, lorsque notre participation est suffisamment simple pour nous permettre de rêver depuis elle : un certain calme comme si nous ne faisions rien.
La distanciation, le calme contemplatif, nécessitent un appareil de mobilisation, une participation qui ne nous semble pas en être une, nous donnant l’impression de ne rien faire.

Notre rapport au monde passe dorénavant par les machines : par le branchement aux sources médiatiques du spectacle vécu, serait-ce le corps d’un acteur.
La contemplation, la place du spectateur, que nous procurent les œuvres d’art de haute volée, passe par des machines mobilisatrices. Il leur faut nous retenir sans nous capturer, nous devons faire un effort d’immersion sans qu’il soit trop compliqué.
Toute machine, toute œuvre d’art, ne convient pas à tout le monde comme l’époque des appareils que nous vivons inscrit le relativisme au cœur de notre rapport au monde : le flow n’est pas le même pour chacun et c’est lui que nous cherchons.
Ramener un grand nombre de gens autour d’un objet ne suffit pas et ne signifie rien. Il faut les rendre synchrones dans leur flow respectif.

(Lecture-performance de Jean-Charles Massera "I am, You Are, We Are l'Europe, Dialogue avec Me, Myself, and iTunes".) Il y a les « formes de l'ennemi », comme il dit, qui nous traversent et nous meublent, nous informent et modèlent, cf. Delaume J’habite dans la télévision.  Massera joue avec elles, pour dire quelque chose. Il les détourne, les instrumentalise. Mais en même temps les mondes de l'art et du théâtre, notamment, pas leurs publics, leurs professionnels, leurs critiques, attendent de lui des formes qui prennent place en eux, et qui sont différentes de celles de l'ennemi (le théâtre lui reproche des chansons de variété sur scène : c’est codé Star Academy). Donc comment s'effectue cette négociation, au niveau des formes, techniquement et esthétiquement ? – Quelle synchronie, par différents médias, des mondes vulgaires et artistiques ?
Massera compose avec le constat que pour diffuser une idée, aujourd'hui, peut-être que le critère de confiance, de légitimité, est la forme de communication investie. Il faut donc investir les « formes de l’ennemi ». Mais les formes sont plus qu’un package, elles sont langagières, esthétiques : elles nous traversent, justement elles nous forment – donc il n’est pas possible de fonctionner longtemps dans les « formes de l’ennemi », elles ne sont pas le vecteur neutre de possibles messages subversifs. Il faut, depuis elles, composer des formes amicales. Et recomposer des formes amicales est une urgence dans ce monde voué tout entier à l’ennemi, où le cynisme et la colère, pour nous défendre, composent avec la déprime et l’enfermement volontaire. Si cela pose un certain problème, c’est qu’il s’agit de toucher des gens extérieurs aux réseaux artistiques en vue, une plus large population que toujours les mêmes, lesquels sont d’accord et viendront de toute façon dans tel centre d’art, dans tel théâtre. Mais pas seulement : c’est aussi que tout le monde est peu ou prou traversé, c'est-à-dire d’abord capturé, par ces « formes de l’ennemi » – par exemple les publicités dans la ville : investir cette surface comme le fait Massera, avec des phrases banales dites par des gens banals, recrée par le spectacle un rapport au réel, une sorte de lien social : de la même manière qu’il serait assez formidable que la télé s’intéresse aux gens normaux pour comprendre leur quotidienneté, et pas parce qu’ils sont des-monstres-que-nous-pourrions-être-aussi-mais-que-nous-ne-sommes-pas. En somme, ce sont des formes qui marchent pour une majorité de gens, mais il faut expurger tout ce qui en fait l’horreur commune, pour (re)créer un rapport de distanciation, serein, contemplatif, au réel à travers le spectacle. Ne pas se faire embarquer tout de go dans les machines immersives, au profit d’un monde enchanté où le fantasme est notre seul lot, mais les faire servir à notre réel.

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