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CPPPC est un blog de CRITIQUES (fragmentaire) DES PRODUITS, PRATIQUES & POLITIQUES CULTURELLES.

"Des goûts et des couleurs on ne discute pas... et pourtant on ne fait que ça !" (Nietzsche)


jeudi 11 novembre 2010

J'ai testé pour vous le complexe du temps de cerveau disponible


Je regardais la finale de Masterchef. J’ai bien aimé cette téléréalité, assez différente de ce que peut proposer TF1 à plusieurs égards, et avec des participants qu’on n’imagine pas téléphages, encore moins de TF1, ce qui étonnant pour une fois. Ça reste un bon gros spectacle mêlant les ingrédients de la téléréalité habituelle : scénario et process, suspens et habitude, empathie et partis pris, affection et sadisme, amitié et compétition, etc. – mais si la forme est TF1, le contenu l’est moins. On trouve un jury peu habitué de la télé même s’il s’y habitue bien, par exemple, ou une problématique qu’on ne voit pas souvent sur un TF1, puisqu’elle mêle travail, passion, créativité et développement (ou accomplissement) personnel, ce qu’on imaginerait plutôt comme le ressort d’une téléréalité version Arte. D’ailleurs les scores d’audience étaient je crois assez décevants.


Alors bon j’ai regardé depuis le début ou presque, regardant en podcast le plus souvent en rétrécissant au maximum la fenêtre du navigateur pour ne pas voir le nom des candidats éliminés qui ne manquaient pas de s’afficher en première page. Je suis rentré dans le jeu du téléspectateur, participant au gré du scénario aux estimations et pronostics des chances de chacun, m’habituant aux personnages, avec mes favoris et mes moins favoris mais aimant finalement un peu tout le monde, ce qui mène à un goût pour la sublimation de tous et de chacun plutôt que pour des préférences mesquines comme c’est plutôt le cas généralement dans les téléréalités.

Ma préférée depuis la première émission est arrivée quatrième, j’aurais du prévoir que des participants trop forts d’emblée ne pouvaient pas aller jusqu’au bout (Virginie, Cyril), et j’ai rapidement senti le potentiel et la possible remontée fantastique d’Anne, qui a finalement gagné le concours, ce que je n’aurais pas non plus parié avec une grande assurance, et encore moins en ce qui concerne les 2e et 3e. Alors on se demande si tout est écrit d’avance ou si tout arrive au gré des évènements en fonction d’un pur jeu comme les téléréalités aimeraient le faire entendre. Ce serait plutôt un mélange des deux : en téléréalité un scénario ce n’est pas une histoire mais un concept plus un dispositif, et un bon dispositif est capable de produire des histoires variées, surprenantes, et sans, néanmoins, que ça déborde trop du cadre imparti, misant pour cela sur la bonne participation des candidats et du jury au jeu – la téléréalité est à cet égard un peu comme une colonie de vacances (pour ceux qui y travaillent plus que pour les colons, sans doute) ou, ce qui revient au même n’est-ce pas, l’expérience de Stanford vulgarisée il y a peu par une reproduction dans le cadre d’une émission de télévision. Concernant l’expérience du spectateur, ceci dit, le montage de chaque émission n’était pas forcément terrible, le mécanisme fortement utilisé dans les séries également consistant à rabâcher constamment ce qui a été vu précédemment étant un peu lourd, occupant parfois de trop larges plages d’une émission durant plusieurs heures à chaque épisode, même si son but, en dehors de rappeler ce qui s’est passé pour ne rien manquer ou presque en cas d’absence, est d’abord de créer une répétition qui favorise une adhérence au programme jusqu’à l’habitude, l’adhésion voire l’addiction.

Bon, et puis finalement vint la finale, et à ce moment-là je me suis retrouvé en plein dans le complexe du temps de cerveau disponible proposé par Le Lay. En quoi consiste-t-il ? Il est souvent laissé penser que cela signifie que le but des programmes télé est d’endormir les gens, en procurant ce genre d’ennui et d’apathie comme le fait si bien l’émission ‘‘Le bureau des plaintes’’ de Jean-Luc Lemoine sur France2, pour qu’au moment des pubs ils ne soient que lavasses à imbiber des slogans et produits du capitalisme marchand. Certains programmes y réussissent fort bien en effet, mais rien n’est  moins sûr que leur réussite en ce sens, et cela ne dit plutôt que l’ennui profond procuré par les émissions de téloch, dont le but est alors d’abord comme certains livres et films, à savoir aider les gens à s’endormir, avant de leur refourguer quoi que ce soit. Parce que cet état léthargique n’est pas le meilleur pour enregistrer les messages publicitaires. Le complexe du temps de cerveau disponible fonctionne autrement.

Il consiste plutôt à familiariser les gens avec ce qu’ils voient dans la lucarne, de manière à les tenir dans une attitude d’attention active, de participation disons psychologique dans une passivité spectatorielle première. Ce n’est pas quelque chose de propre à la télévision, ni dans le contexte télévisuel à TF1. La participation requise peut ainsi être mise en relation avec celle des jeux vidéo, mais il y a une dimension importante que l’on retrouve plutôt dans tout ce qui concerne les vitrines (centres commerciaux et rues du centre-ville, musées d’objets…), qui consiste à avoir le sentiment, ou plutôt l’impression, de pouvoir toucher les objets qui sont dans la téloch, par exemple ici la tête de quelqu’un. C’est quelque chose qui relève davantage de la fascination que de l’ennui, et d’une sorte de stupéfaction et d’un attachement liés plutôt que d’une lente lobotomie. L’autre dimension de cette participation spectatorielle consiste à entrer dans une histoire, ce qui mène donc ainsi à composer le lien avec le média comme à la fois une tactilité, une préhension des objets, et une immersion dans un récit. C’est quelque chose que l’on retrouve souvent dans les musées, par exemple, comme dans la ville, ce n’est vraiment pas propre à TF1.

Ce qui l’est un peu plus, propre à TF1, c’est que ce lien déborde les cadres du programme, il s’agit, comme pour les musées, d’un lien au média, à l’institution diffusant le contenu culturel, qui se prolonge au-delà du seul programme. Je me suis ainsi surpris à suivre à peu près intégralement la page de pub qui a suivi la finale de Masterchef, encore dans un rapport de participation : si avoir l’impression de toucher les objets reste dans sa force assez exceptionnelle, je suivais les histoires que racontaient les pubs, jouant le jeu que chacune d’elles proposait. Je ne sais plus de quoi elles traitaient, mais si les pubs tendent à proposer ce rapport de participation dans leur seul temps imparti, il fonctionne bien mieux mis en relation avec d’autres programmes qui, comme le disait Le Lay, visent à leur fournir du « temps de cerveau disponible ».

Le lien aux institutions culturelles prime généralement sur celui à chaque contenu proposé. Il est d’usage d’en dire la même chose à l’égard des chaînes de télé, il y aurait des spectateurs de TF1, de M6 ou d’Arte qui regarderaient un peu tout ce que leur proposerait leur chaîne favorite. Cependant, le rapport à un contenu précis, basé sur son concept, son sujet et/ou son dispositif, est particulièrement important dans une perspective d’adhésion et, pour les chaînes de télé, de retombées publicitaires. Si l’on reste dans ce rapport-là, souvent donc je le répète très valorisé dans le milieu culturel (je travaille là-dessus en ce moment, c’est pour ça…), le « temps de cerveau disponible » exprime cyniquement ce que son complexe montre : dans une adhésion participative des spectateurs à un contenu culturel, il y a un lien de confiance qui se crée entre le spectateur et le média qui peut être investi de diverses manières par l’institution. TF1 a choisi la pub, l’institution muséale sur laquelle je travaille aurait pu proposer des objets à vendre à la sortie de l’expo – ce qu’elle regrette peut-être, mais il semblerait que lorsque ce n’est pas le cas une forme de respect, une reconnaissance, une réputation, est favorisée.

Disons que c’est toujours rentable de prendre les gens pour des cons une fois que les conditions de la participation sont respectées, mais il y a des choses qui ne s’achètent pas et qui coûtent néanmoins de l’argent, un certain manque à gagner.

Le complexe du temps de cerveau disponible est plus courant, plus vaste, et peut-être un peu plus fin, que ce qui en est généralement dit. Son ressort principal est la participation en termes de tactilité et de récits : on coupe pour ainsi dire la main du spectateur et sa capacité de produire des histoires pour qu’il les retrouve à travers la participation dans sa relation à ce qui lui est présenté. C’est là un rapport médiatique typiquement moderne (comme le montre une thèse en passe d’être soutenue à Paris 8, qui s’attache en particulier à analyser l’architecture lisboète).

Si l’on veut lutter contre ce complexe, il ne s’agit pas simplement, à mon sens, de supprimer la publicité, et autres relations commerciales. Après tout c’est là un mode d’investissement de la relation de confiance parmi d’autres, qui repose sur des choix institutionnels de rapport aux publics. Il faut plutôt penser autrement la participation, ce qui amène à imaginer d’autres types de contenus culturels, en termes de sujet mais surtout en termes de forme, de dispositif, ainsi que d’autres médias, c'est-à-dire, si ce ne sont d’autres institutions, du moins d’autres techniques de médiation.

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